26.

 

 

Des cris s'élevèrent dans l'air brûlant. Des ululements suraigus leur répondirent, suivis de hurlements hilares. Puis des lumignons colorés s'allumèrent, clignotèrent, se mirent à tourner, transformant l'étendue inculte du Pré d'Eustis en une féerie animée.

La fête foraine débarquait à Innocence.

Les gens s'empressèrent aussitôt de sortir leur menue monnaie pour aller s'égarer dans les bras de la Pieuvre, virevolter sur la Culbute et perdre la tête dans le Tourbillon.

Des gamins aux doigts poisseux de barbe à papa, aux joues gonflées de galettes de maïs et de beignets frits, passaient à toutes jambes en poussant des cris de joie et des piaillements qui couvraient la mélodie flûtée de l'orgue Limonaire. Des adolescents hâbleurs se battaient pour renverser des bouteilles, faire sonner la cloche à coups de maillet, ou bien encore, comme le proclamait un de ces hardis gaillards, « rester sur l'Essoreuse jusqu'à en dégobiller » !

Les anciens, pour la plupart, s'adonnaient à des lotos à vingt-cinq cents le jeton. Les autres, possédés par le démon du jeu, dilapidaient leur salaire à essayer de ruser avec la roue de la Fortune.

A qui traversait l'Old Longstreet Bridge, le spectacle semblait celui d'une fête d'été ordinaire, installée aux abords d'une petite ville ordinaire du Sud. Les lumières et l'écho du Limonaire pouvaient même donner une poussée de nostalgie aux étrangers de passage.

Mais sur Caroline, le charme demeurait inefficace.

— Je ne comprends pas pourquoi je t'ai laissé m'entraîner ici.

Tucker passa un bras autour de ses épaules.

— Parce que tu ne peux résister à mon charme fatal.

La jeune femme s'arrêta pour regarder des parieurs pleins d'espoir miser sur de la verroterie qu'ils auraient pu trouver à moitié prix dans n'importe quel marché digne de ce nom.

— Tout cela paraît indécent après ce qui s'est passé.

— Je ne vois pas en quoi une soirée à la fête foraine pourrait y changer quoi que ce soit. Elle peut tout juste t'arracher un petit sourire.

— Darleen sera enterrée mardi prochain.

— Elle sera enterrée mardi prochain, que tu sois ici ou non.

— Tout ce qui s'est passé hier soir...

— D'autres s'en chargent, l'interrompit Tucker. Billy T. et sa bande de débiles sont en prison. Le médecin assure que Toby et Winnie se portent bien. Et puis regarde donc...

Il lui montra Cy et Jim, serrés l'un contre l'autre dans une des nacelles de l'Essoreuse : les yeux écarquillés et la bouche ouverte sur des rugissements hilares, ils se laissaient emporter de concert dans une farandole démente.

— En voilà deux qui sont assez malins pour prendre un peu de bon temps quand il se présente.

Et, appliquant un baiser sur les cheveux de Caroline, il poursuivit son chemin.

— Tu sais pourquoi nous appelons cet endroit le Pré d'Eustis?

— Non, répondit-elle.

Une ombre de sourire joua sur ses lèvres.

— Mais je suis sûre que tu vas me l'apprendre.

— Eh bien, le cousin Eustis — qui était en fait un oncle, mais à la suite d'alliances si complexes qu'il y a de quoi s'y perdre —, le cousin Eustis, donc, n'était pas ce qu'on pourrait appeler un homme tolérant. De 1842 à 1856, il occupa Sweetwater, dont il fit un domaine prospère. Et pas seulement grâce au coton. Il avait six enfants — légitimes — plus une douzaine d'autres rejetons adultérins. On raconte qu'il se plaisait à essayer ses esclaves quand elles étaient en âge de le satisfaire. Disons, vers treize, quatorze ans.

— C'est méprisable. Et vous avez donné son nom à un pré?

— Je n'ai pas terminé, rétorqua Tucker.

Il s'interrompit pour allumer une demi-cigarette.

— Or donc, Eustis n'était pas ce que tu pourrais appeler un homme admirable. Il n'avait absolument aucun scrupule à vendre ses propres enfants — les basanés, s'entend. Sa femme, une papiste de la plus dévote espèce, avait beau le supplier de se repentir de ses péchés pour sauver son âme des flammes de l'enfer, il n'en continuait pas moins à écouter les voix de la nature.

— De la nature?

— La sienne.

Une cloche retentit derrière eux : un caïd venait de remporter quelque concours, et son triomphe arracha aussitôt à sa compagne des cris énamourés.

— Un jour, l'une de ses esclaves prit la clé des champs, emmenant avec elle le bébé qu'elle avait eu de lui. Mais Eustis ne tolérait pas les fugues. Oh ! que non. Il attroupa hommes et chiens et partit lui-même traquer à cheval la fuyarde. Il l'aperçut dans ce pré et rameuta les autres. Normalement, la pauvrette n'aurait eu aucune chance d'échapper à sa monture ni à son fouet. Mais le cheval se cabra — nul ne sait pourquoi. Peut-être eut-il peur d'un serpent ou d'un chien. Ou peut-être des flammes de l'enfer qui couraient après son cavalier. Toujours est-il qu'Eustis se rompit le cou.

Tucker tira une dernière bouffée de sa cigarette et la rejeta d'une pichenette.

— Ça se passait juste ici, reprit-il, sous cette grande roue. Et, ironie du sort, c'est justement ici, à l'endroit même où Eustis Longstreet s'en alla comparaître devant son créateur, que s'amusent tous ces gens aujourd'hui, Noirs et Blancs mêlés — certains, sans doute, ayant même quelques gouttes de son sang dans les veines.

Caroline pencha la tête vers lui.

— Qu'est-il arrivé ensuite à la jeune femme et à son enfant ?

— C'est le plus drôle de l'histoire. Personne ne les revit jamais.

Elle huma une bouffée d'air chargé de senteurs sucrées.

— J'aimerais bien faire un tour sur la grande roue.

— Cela ne me déplairait pas non plus. Et que dirais-tu si après je gagnais pour toi l'un de ces beaux portraits sur soie noire d'Elvis?

Caroline s'esclaffa et lui passa un bras autour de la taille.

— Ce serait un bonheur indicible.

 

— Tu ne veux pas plutôt te mettre à un petit loto, cousine Lulu? s'enquit Dwayne avec espoir en serrant son estomac mis à rude épreuve.

— Et pourquoi diable irais-je m'asseoir pour poser des haricots sur des cartes? répliqua Lulu.

Elle se dirigea à grands pas vers la caisse pour s'offrir un nouveau tour de manège.

— Nous n'avons été qu'une seule fois sur le Tourbillon et nous avons complètement fait l'impasse sur l'Essoreuse. Ce Coup de Fouet vaut bien un ou deux tours de plus.

Elle fourra les billets dans la poche de son treillis militaire.

— Tu me parais bien verdâtre, mon garçon. Indigestion?

Dwayne déglutit avec difficulté.

— En quelque sorte, oui.

— Tu n'aurais pas dû manger ce gros beignet avant de monter là-dedans. Le mieux à faire, c'est de rendre tout cela et de te vider l'estomac.

Elle eut un large sourire.

— Un tour sur l'Essoreuse y pourvoira.

Voilà bien ce qu'il craignait.

— Et si nous allions plutôt faire le tour des stands, cousine Lulu ? On pourrait gagner des cadeaux.

— Peuh ! Tout ça, c'est de la couille en barre.

— Et en la matière, je suis imbattable, s'exclama Josie en s'approchant d'eux avec un énorme éléphant mauve dans les bras. Tenez, j'ai abattu douze canards, dix lapins, quatre souris et un grizzly menaçant pour mériter ce gros lot.

— Vois vraiment pas ce qu'une grande fille comme toi va pouvoir faire avec un éléphant en peluche, marmonna Lulu.

Puis son visage s'illumina quand elle aperçut le collier de strass qui ceignait le cou du pachyderme.

— C'est un souvenir, répliqua Josie en collant l'animal dans les bras de Teddy Rubenstein pour allumer une cigarette. Qu'est-ce qui t'arrive, Dwayne? Tu ne m'as pas l'air bien.

— Il a l'estomac fragile, répondit Lulu, un doigt sur le plexus de Dwayne. Galettes de maïs et beignets. Toute cette graisse lui ballotte maintenant dans l'estomac.

Elle se mit soudain à dévisager Teddy avec un regard inquisiteur.

— Mais, je vous connais, vous. Vous êtes le médecin yankee qui gagne sa vie en découpant les cadavres. Dites, vous gardez les entrailles dans des bocaux ?

Dwayne poussa un cri étranglé et s'éloigna en titubant, la main sur la bouche.

— C'est aussi bien comme ça, déclara Lulu.

— Je crois que je ferais mieux d'aller lui tenir la tête, dit Josie.

Elle se retourna vers Teddy en soupirant.

— Et si tu emmenais cousine Lulu pour un tour, mon chou ? Je te rejoindrai plus tard.

— Avec plaisir, répondit Teddy en offrant son bras à la vieille dame. Alors, on est accro à quoi, cousine Lulu?

Elle lui prit le bras, ravie.

— Je suis folle de l'Essoreuse.

— Permettez-moi alors de vous y accompagner.

— Quel est votre nom de baptême, mon garçon? lui demanda-t-elle tandis qu'ils se frayaient un chemin à travers la foule. Autant vous appeler par votre prénom, puisque vous couchez avec une de mes parentes.

Le médecin légiste toussa pour s'éclaircir la gorge.

— Je m'appelle Théodore, m'dame. Teddy pour les amis.

— Très bien, Teddy. On est venus ici pour s'encanailler, alors vous pouvez me dire tout ce que vous savez sur ces meurtres.

Et, impériale, elle lui tendit les billets pour qu'il lui ouvrît le chemin.

 

— Cette « mademoiselle Lulu », tout de même, c'est quelqu'un, déclara Jim avec un hochement de tête respectueux tout en léchant un Snow-Kone.

Cy essuya le jus rouge qui lui tachait les lèvres et regarda Lulu tressauter et virevolter d'un air majestueux dans la nacelle de l'Essoreuse.

— Je l'ai vue debout sur la tête dans sa chambre.

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas exactement. D'après elle, cette position lui fait descendre le sang à la tête et l'empêche de devenir sénile ; enfin, un truc comme ça. Un autre jour, je l'ai trouvée étendue sur la pelouse. J'ai pensé qu'elle avait eu une crise cardiaque ou bien qu'elle était morte. Mais non. C'était parce que ce jour-là elle se prenait pour une chatte. Elle m'a engueulé comme c'est pas possible pour l'avoir dérangée dans sa sieste.

Jim sourit et lécha de nouveau sa glace.

— Ma mamie à moi passe la plupart de son temps assise dans son rocking-chair à tricoter.

Puis ils reprirent leur promenade, s'arrêtant de temps à autre près d'un stand pour regarder les lanceurs de balles ou de fléchettes. Ils dépensèrent tous deux vingt-cinq cents à la Mare aux Canards. Jim y gagna une araignée en caoutchouc et Cy un sifflet en plastique.

Après avoir hésité un instant à se faire dire la bonne aventure par Madame Mystique, ils optèrent finalement pour la Prodigieuse Voltura, qui absorbait des milliers de volts tandis que de petites diodes pétillaient et grésillaient sur toute la surface de son corps de rêve.

— Chiqué, murmura Cy.

Il donna un coup de sifflet.

— Ouais, doit fonctionner avec des batteries ou un truc de ce genre, renchérit Jim.

Cy racla le sol du pied.

— Je peux te poser une question ?

— Bien sûr.

— Je me demandais... eh bien, qu'est-ce que t'as senti en poignardant John Thomas Bonny?

Sourcils froncés, Jim laissa pendre l'araignée de caoutchouc au bout de son fil. Avec ça, se dit-il, il pourrait arracher au moins un bon hurlement à la petite Lucy.

— Rien du tout, je crois. J'étais insensible, et puis j'avais les oreilles qui sonnaient. J'étais allé cacher Lucy dans la penderie comme maman me l'avait demandé, mais je pensais qu'ils allaient la trouver quand même. Et puis je ne savais pas ce qu'ils comptaient leur faire, à ma maman et à mon papa.

— Est-ce que...

Cy s'humecta les lèvres.

— ... est-ce qu'ils allaient vraiment le pendre?

— Ils avaient une corde, et puis des fusils, répondit Jim.

Il passa sous silence la croix enflammée, qui était pour lui, en un sens, pire que le reste.

— Ils n'arrêtaient pas de dire qu'il avait tué toutes ces femmes. Ce n'est pas vrai.

— On a dit aussi que c'était mon papa, tu sais, murmura Cy.

Apercevant quelque chose de brillant par terre, il se pencha pour le ramasser, mais ce n'était qu'un morceau de papier aluminium arraché à un paquet de cigarettes.

— Mais je crois que ce n'est pas vrai non plus.

— Quelqu'un les a bien tuées, pourtant.

Les deux garçons se turent et contemplèrent le flot de gens qui passaient devant eux.

— Si ça se trouve, reprit Jim, c'est quelqu'un qu'on connaît.

— Sûr, si on y réfléchit un peu.

— Cy?

— Ouais?

— Lorsque j'ai donné ce coup de couteau à John Thomas Bonny, tu sais? Eh bien, ça m'a comme tourné l'estomac de le voir s'enfoncer. Je ne comprends pas comment on peut s'acharner sur les gens de cette façon. Faut être fou.

— Alors c'est probablement un fou qui a fait le coup, répliqua Cy.

Il se rappelait encore le regard de son père. Question folie, il pensait avoir déjà tout connu. Il fouilla dans sa poche, voulant chasser le sentiment d'horreur qui l'étreignait.

— Il me reste trois billets.

Avec un sourire, Jim enfonça la main dans la sienne.

— Le Tourbillon?

— Jusqu'à en dégobiller sur les godasses !

Ils poussèrent un cri de guerre et se précipitèrent à travers la foule vers les lumières virevoltantes du manège. Cy, tout à son plaisir innocent, s'arrêta brutalement en voyant Vernon surgir devant lui.

— Alors, on s'en paye une bonne tranche, mon gars?

Cy leva les yeux sur son frère, sur ce visage que hantaient les traits de leur père. Son regard dur s'était encore figé sous le coup de la colère. Cy n'avait pas revu Vernon depuis les funérailles d'Austin. Ce jour-là, son frère ne lui avait pas adressé la parole, se contentant de le dévisager depuis l'autre bord de la fosse où leur père demeurerait pour l'éternité.

Les lumières de la fête semblèrent soudain reléguées dans l'obscurité.

— Je ne fais rien de mal.

— Tu fais toujours quelque chose de mal, répliqua Vernon en s'avançant d'un pas.

Derrière eux, Loretta serra son enfant contre son ventre gonflé en poussant un cri de détresse qui fut ignoré de tous.

— Tu t'es trouvé un boulot en douce à Sweetwater. Et puis tu passes tout ton temps avec ceux-là.

Il fit un geste du menton en direction de Jim.

— Ça ne te dérange pas, hein, que ces chocolats complotent contre les chrétiens blancs, tuent des femmes blanches et ta sœur avec ? Monsieur sait tirer les marrons du feu.

— Jim est mon ami, répliqua Cy sans baisser les yeux.

Son frère avait serré les poings. Le garçon savait qu'il allait sous peu récolter une volée de coups — et que, sous prétexte qu'ils étaient de la même famille, les gens autour d'eux préféreraient ne pas intervenir et passer leur chemin.

— Nous ne faisions rien de mal ensemble.

— Tu es bien, avec tes petits négros de copains, hein ? s’écria Vernon avec un rictus sauvage en saisissant Cy par le collet. Peut-être bien que tu les as aussi aidés à traîner Edda Lou dans les marais pour qu'ils puissent la violer et la tuer en toute tranquillité? Peut-être même que c’est toi qui tenais le couteau et que tu l'as assassinée comme ton père.

— Je n'ai assassiné personne ! riposta le garçon.

Il voulut repousser la main de son frère. Celui-ci le souleva du sol.

— Ce n'est pas moi qui l'ai tuée, répéta-t-il. Papa allait taire du mal à Mlle Caroline, c'est pourquoi elle a dû lui tirer dessus.

— Ah, l'ignoble mensonge! rétorqua Vernon.

Il attrapa Cy de sa main libre. Celui-ci vit des étoiles éblouissantes danser devant ses yeux.

— Tu l'as envoyé à la mort et les autres l'ont traqué comme un chien. Et ils ont étouffé toute l'affaire avec leur argent impie. Tu crois peut-être que je ne suis pas au courant ? Tu crois que je ne sais pas que tu as tout arrangé pour pouvoir vivre dans cette grande maison chic en vendant la vie de ton père pour un lit douillet et une existence de pécheur ?

Il se mit à secouer son frère, dardant sur lui un regard d une animosité reptilienne.

— Tu es possédé par le Malin, mon garçon. Et maintenant que papa n'est plus là, c'est à moi de te l'extirper du corps.

Il leva le poing. Cy se protégeait déjà le visage, lorsque Jim bondit. Il agrippa le bras de Vernon à deux mains et s’y accrocha de toute sa force tout en décochant des coups de pied. A eux deux, il leur manquait encore une vingtaine de kilos pour faire le poids, mais la peur et la loyauté leur donnaient un surcroît de vigueur. Vernon dut bientôt lâcher Cy pour désarçonner Jim. A peine celui-ci avait-il traîné hors de portée son camarade effondré sur le sol qu'il repartait à l'attaque avec une agilité de furet. Il remonta sur le dos de Vernon et crocheta son cou épais.

— Fuis, Cy ! hurla-t-il.

Il se cramponnait comme une sangsue à Vernon qui s'efforçait de le décrocher.

— Fuis donc, je le tiens !

Mais Cy ne voulait aller nulle part. Il secoua la tête pour recouvrer ses esprits et se remit sur ses pieds. Son nez saignait un peu à la suite de sa chute. Il l'essuya du dos de la main. Il pensait maintenant comprendre ce que Jim avait voulu dire par « insensible ». Oui, maintenant il était insensible. Un flot d'adrénaline faisait tinter ses oreilles, et dans sa poitrine son cœur cognait contre ses côtes comme une cuillère contre les parois d'un chaudron.

Toutes les lumières étaient braquées sur eux. Au-delà du cercle formé par Jim, son frère et lui-même, tout ne lui paraissait plus que ténèbres. La musique du Limonaire avait pris le rythme d'une marche funèbre.

Il s'essuya une nouvelle fois le nez, puis serra ses poings tachés de sang.

— Je ne m'enfuirai pas, s'écria-t-il.

Il avait déjà fui son père, jadis. Toute sa vie il avait fui. L'heure était venue de redresser la tête. Tout ce qui lui restait d'innocence s'était envolé. Il était un homme, désormais.

— Je ne m'enfuirai pas, répéta-t-il en levant ses poings ensanglantés.

Vernon repoussa Jim d'une secousse, la face grimaçante.

— Tu crois que tu peux me battre, sale petite crotte ?

— Je ne m'enfuirai pas, dit encore une fois Cy d'un ton résolu. Et toi, tu ne me frapperas plus jamais.

Vernon ouvrit les bras, un large sourire sur les lèvres.

— Alors, vas-y, défoule-toi. Et fais ta prière.

Le bras du garçon se détendit brusquement, comme mû par un réflexe incontrôlé — mais il y songerait plus tard. Pour le moment, son poing serré, le feu qui le galvanisait, tout cela l'animait d'une volonté indépendante. Une volonté sanguinaire.

Du sang jaillit du nez de Vernon. Un rugissement s'échappa de la foule qui s'était rassemblée en cercle autour d'eux — ce rugissement féroce que les humains ne peuvent s'empêcher de pousser lorsqu'ils se repaissent d'une lutte fratricide. Pour Cy, dont le bras résonnait douloureusement de la puissance de son propre coup, ce cri était comme une houle de satisfaction qui montait jusqu'à lui.

— Eh bien, eh bien ! s'exclama Tucker.

Surgissant hors de l'ombre qui cernait le champ de vision embrumé du garçon, il vint s'interposer entre les deux pugilistes.

— Vous vous lancez dans un spectacle parallèle? C'est combien le droit d'entrée?

Vernon découvrit les dents, le menton dégouttant de sang.

— Fous-moi le camp de là, Longstreet, ou je te rentre dedans.

— Il le faudra bien, si tu veux encore le toucher.

Le regard de Tucker reflétait la férocité de la foule agglutinée autour d'eux. Les lumières de la fête rendaient ses yeux dorés étincelants comme ceux des chats.

— Tu prends exemple sur ton père, hein, Vernon ? Tu frappes plus petit que toi ?

— C'est mon frère.

— Voilà qui restera toujours un mystère pour moi, repartit Tucker.

Comme Cy voulait le contourner, il lança son bras de côté pour l'arrêter.

— Toi, tu restes ici, fils. Je ne te le redirai pas.

Il pouvait sentir l'air trembler entre lui et le garçon.

Mais ce n'était pas la peur qui les faisait ainsi frémir; la peur n'avait pas cette pulsation-là. C'était de l'énergie pure. Le gamin aurait sans doute réussi à décocher quelques bons coups à son frère, songea Tucker. Mais ce dernier l'aurait ensuite réduit en charpie.

— Tu ne poseras plus jamais la main sur lui, Vernon.

— Qui va donc m'en empêcher?

A l'idée d'avoir le visage une nouvelle fois amoché, Tucker se sentit nauséeux. Ses derniers stigmates s'estompaient à peine.

— Eh bien, moi, dit-il quand même.

— Et moi, s'écria Dwayne.

La figure en sueur, ce dernier vint se placer d'un pas encore chancelant à côté de son frère.

Puis, un à un, des hommes sortirent de la foule pour apporter leur soutien aux deux Longstreet. Cy s'était cru seul face à sa famille, jadis, mais il s'était trompé. Tous le démontraient aujourd'hui, Noirs et Blancs mêlés, en une barrière humaine qui lui prouvait éloquemment l'existence d'une justice.

Frustré, Vernon serra les poings.

— Il ne pourra pas m'échapper toujours.

— Oh, il n'a pas voulu t'échapper, rétorqua Tucker. Tu l'as bien vu, non? Il n'a peut-être que la moitié de ta taille, Vernon, mais il est deux fois plus un homme que toi. Et il est sous ma protection. Ta mère a signé les papiers qui me confient sa garde. Tu ferais mieux de le laisser tranquille à l'avenir.

— Malgré tout l'argent que tu lui as donné pour acheter sa signature, il est toujours de mon sang. Et de mon sang, tu en as trop sur les mains.

Tucker s'avança et baissa le ton de sa voix afin que seul Vernon pût l'entendre.

— Il n'est rien pour toi. Nous le savons tous deux. La famille te sert de prétexte pour lui faire du mal. Ce coup-ci, personne n'est avec toi, Vernon. Personne. En t'en prenant à lui, tu te mettras tout le monde à dos. Et ta famille a déjà assez de malheurs comme ça.

— Ces malheurs, tu en es responsable, répliqua Vernon en rapprochant son visage de celui de Tucker. On n'en a pas encore fini, tous les deux.

— Oh ! que non. Mais pour ce soir, ça suffira.

Tucker se retourna et traversa la barrière humaine pour aller rejoindre Caroline qui était en train de tamponner avec précaution le nez ensanglanté de Cy.

— Décidément, j'adore les fêtes foraines, dit-il.

Il pressa l'épaule de Cy, voulant à la fois le rassurer et lui signifier son approbation.

— J'allais le battre, monsieur Tucker.

— Tu as agi justement.

Furieuse, Caroline roula en boule les mouchoirs en papier maculés de sang.

— Oh, vous, les hommes, vous croyez toujours pouvoir régler les problèmes à coups de poing !

— Heureusement, les femmes sont là pour nous consoler, repartit Tucker en lançant un clin d'œil à Cy.

Il attira Caroline contre lui pour lui donner un petit baiser.

— Cela dit, l'arme que je préfère, c'est encore la tendresse. Mais il en faut beaucoup.

— Ravie de te l'entendre dire ! s'exclama Josie en s'avançant vers eux d'un pas nonchalant.

Elle referma son sac à main d'un claquement sec après y avoir rangé son petit revolver orné de perles. Elle était presque déçue de n'avoir eu aucune raison de s'en servir. Le dos tourné à Tucker — dont elle attendait toujours les excuses —, elle se pencha vers Cy.

— Mon chou, lui dit-elle, tu es en passe de devenir le héros des festivités du 4 Juillet.

Elle l'embrassa sur la joue. Cy rougit.

— Pas de blessure, Jim ?

— Non, m'dame, répondit ce dernier tout en essayant de se dépêtrer des congratulations excitées de l'assistance. J'ai juste atterri sur les fesses. A nous deux, on aurait pu le prendre, vous savez.

— Je n'en doute pas un seul instant, admit Josie.

Elle lui pinça le biceps et roula des yeux effarés.

— Mais nous avons là une paire de jeunes hercules, Caroline. Oserai-je vous demander, les garçons, de m'accompagner à la buvette? On dirait bien que mon cavalier m'a laissée en plan pour une autre.

Elle fit un signe de tête en direction de l'Essoreuse, où Teddy et la cousine Lulu venaient de repartir pour un énième tour.

— Les hommes sont des créatures si volages...

Jim bomba le torse.

— Nous irons avec vous, mademoiselle Josie. Pas vrai, Cy?

— Ça ira, monsieur Tucker?

— Très bien.

Il passa une main dans les cheveux du garçon et l'y laissa un moment.

— Tout va très bien, Cy.

Ce dernier prit une profonde inspiration puis expira lentement.

— Oui, tout va bien, dit-il. Je ne me suis pas enfui. Plus jamais personne ne me fera fuir, ni lui ni un autre.

Tucker ôta sa main de la tête du garçon. Quel dommage que la jeunesse et toute sa fraîcheur s'évanouissent toujours aussi vite ! se dit-il.

— S'enfuir et s'éloigner sont deux choses différentes, reprit-il. Te garder de Vernon ne diminuera en rien ton courage de ce soir, et cela épargnera sans doute à ta mère un malheur supplémentaire. Penses-y.

— Oui, monsieur Tucker.

— Allez, va avec Josie.

Il les regarda s'éloigner avec quelque remords. Et des craintes pour l'avenir.

— Je crois que je vais rentrer, déclara Dwayne en plissant les paupières sous les lumières tournoyantes.

— Tu pourras retrouver seul le chemin de la maison ? lui demanda Tucker.

— Le peu que j'ai bu, je l'ai rendu, répondit son frère avec un pâle sourire. Je n'ai jamais eu le cœur assez bien accroché pour ce genre de manège.

— Ni l'estomac non plus. Ça te rend malade tous les ans. A ta place, je n'insisterais pas.

— Je n'aime pas gâcher les traditions. Délia et cousine Lulu sont venues avec moi, mais j'ai l'impression qu'elles en ont encore pour un moment.

— Caro et moi les raccompagnerons à la maison.

— Très bien. Dans ce cas... 'Nuit, Caroline.

Longeant les baraques bruyantes et illuminées, il repartit seul vers la nuit. Tucker faillit le rappeler. Il lui semblait injuste que son frère dût supporter le poids d'une telle solitude. Mais il était trop tard : Dwayne avait déjà disparu dans la foule.

— Eh bien..., fit Caroline en jetant les mouchoirs ensanglantés dans une corbeille. Tu m'as entraînée dans une soirée des plus intéressantes !

— J'ai fait ce que j'ai pu, repartit Tucker.

Sentant la tension que trahissait la voix de la jeune femme, il lui entoura la taille d'un bras tendre.

— Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ?

— Malade? Tu peux le dire. J'enrage de voir ce garçon obligé de se battre avec son propre frère. Il a déjà perdu deux parents, et le voilà en plus mis au ban de ce qui lui reste de famille, simplement parce qu'il est différent. Il est pénible de le savoir contraint de faire face à ce genre d'exigences et de pressions, à tous ces choix, alors qu'il n'est pas encore adulte.

Tucker la poussa devant lui pour la dévisager.

— De qui parles-tu exactement, Caro? De toi ou de Cy?

— Tout cela n'a rien à voir avec moi.

— Certes, mais je crois que tu projettes tes soucis sur lui. Tu le regardes, et tu te reconnais telle que tu étais à son âge, alors que tu devais toi-même affronter des problèmes qui te dépassaient.

— Je n'ai rien affronté du tout.

— Non, mais tu as redressé la tête, toi aussi, plus tard, à ta manière. Et cela n'est ni plus ni moins pénible lorsque c'est à sa propre famille qu'il faut tenir tête.

Il fit quelques pas de côté et l'attira jusqu'à une montée de terrain, d'où ils pouvaient admirer le jeu des lumières et des couleurs, les attroupements de la foule.

— Tu as envie de te réconcilier avec ta mère.

— Je ne veux...

— Tu as envie de te réconcilier avec elle, répéta-t-il avec une calme assurance qui coupa court à ses protestations. Je sais ce que je dis. Moi, je n'y suis jamais arrivé avec mon père. Je ne lui ai jamais révélé mes pensées, mes sentiments, mes désirs. J'ignore même s'il s'en serait soucié. Mais c'est bien là le problème : je l'ignore parce que je n'ai jamais trouvé le courage de lui dire tout cela en face.

— Ma mère connaît très bien mes sentiments.

— Alors c'est toujours ça de gagné. A toi de continuer. A ta façon. Je n'aime pas te voir triste, Caroline. Et je sais parfaitement combien les problèmes familiaux peuvent être lourds à porter.

— On verra, répliqua-t-elle.

Elle releva la tête pour le dévisager. Il était en train de contempler les lumières de la fête. Quelque chose dans son regard l'incita à se rapprocher de lui.

— A quoi penses-tu?

— Aux liens familiaux, murmura-t-il. Et à ce qui se transmet avec le sang.

Il s'efforça de sourire. Son regard, cependant, demeurait songeur.

— Allons donc essayer cette grande roue, proposa-t-il.

Il la guida au milieu de la foule et du bruit. Mais il était toujours préoccupé. Si Austin avait eu l'âme d'un meurtrier, se demanda-t-il, qu'en était-il de son fils?

« Les péchés de son père... » Voilà une parole qu'Austin aurait pu s'appliquer à lui-même, se dit-il. Peut-être Vernon portait-il en lui le même germe retors de violence.

Tandis que la grande roue entamait sa lente révolution, il glissa un bras autour des épaules de Caroline.

Il était au moins sûr d'une chose : parmi les rires et les lumières de la fête, un assassin rôdait.

 

 

Coupable Innocence
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